Le besoin d’ivresse
Situation actuelle
Si vous prêtez attention au discours tenu par les soignants (médecins, infirmières…) dans les services d’alcoologie ou les centres de cure vous vous apercevez très vite qu’il se réduit à « il faut arrêter de boire « accompagné selon le cas d’analyses du présent « regardez dans quel état vous êtes, dans quelle situation vous avez mis votre famille » ou de menaces pour le futur « si vous continuez à boire ainsi … ». J’ai moi-même été pris à témoins par le médecin du centre que je dirigeais. Un de nos patients avait reconsommé de l’alcool, certes à très faible dose mais la prise de ce produit quelle qu’en soit la quantité était strictement interdite et cause de renvoi immédiat du centre. Cette fois là, le médecin voulait bien différer l’exclusion mais au prix d’une leçon de morale et de prédictions de souffrances et de mort qui me mirent plus que mal à l’aise. Pouvait –on parler de la sorte à un adulte ? Pour avoir assisté à plusieurs procès de correctionnelle, je peux dire que la justice elle-même ne se le permet pas. Un jugement de justice, aussi sévère soit-il respecte la dignité que tout homme porte en naissant fusse-t-il coupable. Le juge reste le représentant de cette dignité.
Que l’on me comprenne bien. Il ne s’agit pas ici de jeter la pierre aux médecins ou aux soignants. Il leur est d’ailleurs assez souvent reproché de ne rien dire –ou presque rien- au buveur car beaucoup ont du mal à entrer dans un discours fait d’interdits et d’imprécations. Ils comprennent qu’au de là même du respect dû au malade ce type de propos n’est pas très efficace. Comme me le disait un patient « après avoir entendu pour la énième fois qu’il faut s’arrêter de boire, on a envie d’aller prendre un verre. Je sais pertinemment que je dois arrêter l’alcool, je n’y arrive pas ».
Ce qui est en cause ici c’est l’approche même de la maladie alcoolique. L’alcoolisme a été entièrement médicalisé. Il est traité comme toutes les maladies. Il y a les médicaments : les anxiolytiques connus souvent sous le nom de benzodiazépine et dont la molécule maintiendrait le besoin d’alcool (on sait qu’un état de dépression est souvent concomitant de la dépendance à l’alcool), les vitamines et autres fortifiants, les médicaments provoquant le dégout et ceux diminuant l’appétence comme l’aotal, enfin, le dernier en date et à la mode, le baclofène susceptible de modérer l'appétence. . Il y a les cures, les postcures et la psychologie. Cette dernière a pris une grande place et plus particulièrement avec les thérapies dites cognitives qui mettent en place des techniques bien précises pour lutter contre les symptômes. En cela, elles s'apparentent aux médicaments. Elles sont au psychique ceux qu'ils sont au corps.
Toutes ces approches sont des approches techniques et scientifiques. L’être humain y est considéré comme la « chose » à soigner. Comme un objet, certes choyé, et sur lequel on porte beaucoup d’attention mais sans communication langagière. Le but est d’agir directement sur son mal qu’il soit une lésion du corps (blessures, ulcères atteinte organique), un virus ou microbe, un symptôme (la maladie mentale se manifeste par des symptômes comme l’obsession, la dépression). La dépendance est considérée comme un symptôme d’où l’engouement pour la psychologie sensée la traiter. Pas besoin d’entrer ici dans un dialogue approfondi avec les personnes concernées. Il suffit d’appliquer une technique. D’ailleurs des logiciels très performants, des robots peuvent se substituer au soignant. Vous entrer dans votre ordinateur les informations sur ce qui ne va plus et le logiciel vous sort ce qu’il faut prendre et ce qu’il faut faire. En France le lobby des médecins et des pharmaciens freine le développement de cette manière de se soigner. Il faut le déficit de la Sécu et la crainte des médecins qu’elle ne puisse plus les rembourser pour que l’on y vienne petit à petit et que soit autorisée l’auto médication.
Cette approche purement scientifique de la personne humaine avec ce discours d’interdit et de menace n’est pas sans rappeler ce temps ou l’alcoolisme était considéré comme un péché et ou l’alcoolique, pauvre pêcheur devant l’Eternel était menacé de châtiments ici et dans l’au de-là. Il était manipulé par l’Eglise et la religion qui le conduisait à leurs croyances. Il l’est maintenant par la machine sociale qui l’enferme dans les médicaments, la psychologie et les instituions prévues à cet effet. L’opium du peuple est toujours là. Il a simplement changé de nature.
L’alcoolisation comme phénomène positif
L’alcoolique est partout traqué : sur la route, dans les entreprises par la médecine de travail, dans les hôpitaux (trente trois pour cent des hospitalisés nous dit-on on un problème avec l’alcool), dans les bistrots (pas le droit de servir de l’alcool à une personne ivre) et chez soi (nous sommes responsables des actes d'une personne qui s'est alcoolisé à notre domicile). Sans oublier les actes de violences sur femmes et les enfants. Il est évident que cette traque vient de ce que l’alcool est un produit dangereux qui fait beaucoup de dégâts. Je suis d’ailleurs de ceux qui pensent que les effets de l’alcool ne sont pas suffisamment mis en évidence alors qu’ils sont responsables de sept fait divers sur dix avec leur cortège de violence, d’accidents de toute sortes, de viols , de meurtres. Apparemment, la société a de très gros intérêts à laisser l’alcool continuer à faire des ravages. Du côté de ceux qui le produisent et le commercialisent mais aussi de ceux qui soignent. Tout le monde est gagnant. Ceux qui luttent pour et ceux qui luttent contre. L’alcool est un lubrifiant social et si la religion musulmane impose petit à petit, avec la complaisance de ceux qui y ont de gros intérêts, à manger halal, peu de choses bougent du côté de l’alcool comme si tout le monde trouvait son compte à pouvoir consommer à sa guise. Mais ne pleurnichons pas sur la liberté de consommer de l’alcool, demandons-nous plutôt comment rendre les citoyens responsables de leur destin en sachant faire usage de ce produit.
Ces considérations faites, nous ne pouvons pas nous rendre aveugle à la porte entrouverte par l’ivresse due à l’alcool qu’elle soit occasionnelle ou chronique. Selon Jean Jacques Rousseau, « l’homme est né libre et partout il est dans les fers ». Les fers, c’est la société, avec son ordre, ses exigences, sa technique. L’ivresse, même si ce n’est que passager et illusoire, permet de s’arracher à ces fers. Or, lorsque l’alcoolique passe de la machine sociale du travail et du vécu de tous les jours à la machine soignante avec toute sa technicité, a-t-il le sentiment qu’il quitte les fers ? Mieux encore, si la visée du traitement est de le réadapter à cette société qui l’écrase et l’enferme, remet –on en route le désir pour une vie meilleure? Je crains que non. Soit il se révolte, plus ou moins consciemment et il continue à boire épisodiquement en s’éclatant dans la fête ou régulièrement de manière tout à fait excessive.. C’est le « je vous emmerde tous, je fais ce que je veux ». Soit, docile comme l’agneau, il se laisse porter, attendant que le médical règle la situation. Il multiplie les cures, prends tous les médicaments et suit les Thérapies proposées. Au mieux, il reste abstinent« entre deux vins » dirons-nous, quelques temps mais la rechute est sur lui telle l’épée de Damoclès.
Si le rôle de l’ivresse c’est d’échapper à l’enferment de tous les jours, celle-ci répond aussi à la question ultime de l’homme sur le sens de la vie et de la mort. Soit elle lui, permet d’entrevoir ce que nos yeux ne peuvent voir (sinon par le rêve) et qui ne peut se dire, autrement que par l'art. Soit devant l’angoisse, elle annihile totalement la possibilité de penser et abolit la raison: « Il vit comme une bête » entend-on parfois dire de l’alcoolique.
L'alcoolisation, et les effets de folie qui s’en suivent, est à la fois une contestation du système social et une interrogation sur le devenir de l’humain. Elle peu s’apparenter à l’art et à la foi. A l’art parce que celui-ci nous conduit bien au-delà de la réalité que nous pouvons observer, bien au-delà des mots, il nous dit l’indicible. A la foi parce qu’elle nous transporte au de là de ce que l’on pensait fini, sans avenir. Là où l’humain se croyait soumis à un destin implacable, comme le voudrait la science et la religion, elle ouvre une multiplicité de choix possibles. L’alcoolique est celui que la société et les circonstances de la vie on enfermé dans une gare. Il y a une contrainte de départ. Tel est le destin. Mais le destin n’est pas une destination. Au départ des trains se trouvent affichés les horaires et les destinations. Il est possible de choisir parmi ces horaires et parmi ces destinations.
Choisir, c’est ce que la Croix Bleue proposa dès sa création. Elle était persuadée que l’homme n’a pas à être écrasé par le destin. Qu’il peut le dépasser. C’est ainsi qu’elle ne propose pas de l’adapter à la société, à un système, à une religion. Elle ne cherche pas à le rendre conforme mais à lui donner les moyens de réorienter sa vie. Elle ne cherche pas à le faire passer d’un enferment à un autre, de son état « d’alcoolomane »à celui de « d'aliéné social ». Elle l’inciter à se responsabiliser afin qu’en lui, un autre naisse. Dans le jargon on disait que la CB ne transforme pas l’alcoolique en buveur d’eau. Elle l’appelle à entrer dans la foi qui transcende tout, qui fait tout revoir d’un autre œil, qui donne une autre vision de la vie, vision librement choisie. Elle ne crie pas arrête de boire, elle crie « tu peux devenir quelqu’un d’autre », tu peux prendre un autre chemin, tu peux naître de nouveau, tu peux tout recommencer et alors tu arrêteras de boire, alors seulement. L’arrêt de la boisson alcoolisée est la conséquence de la destination que tu prends. Si tu t’arrêtes de consommer de l’alcool mais que tu ne deviennes pas un autre alors tu seras prisonnier de ton abstinence et tu retomberas. Et tu redeviendras l’objet de la science et de toutes les techniques dont elle se sert pour qu’à nouveau tu renonces à l’alcool. Mais tu resteras toujours ignorant de la vie, de la mort, de Dieu, de l’humain, de l’amour, du beau, du vrai, bref de ce qui fait vivre.
Conclusion et perspective.
Pour conclure cette première partie je dirai que l’alcool est utilisé pour que s’entrouvrent sur la vie des portes verrouillées par notre société. L’ivresse est comme l’utopie dont le philosophe Paul Ricœur disait « qu’elle est le remède à la pathologie dominante de la pensée », on pourrait dire que l’ivresse est un remède à la maladie de notre société avec ses exigences, sa pression, ses répétitions. La question ne se résume pas à se demander comment la supprimer ce qui enlèverait toute l’espérance de conditions et d’un temps meilleurs mais comment regarder à travers cette porte qui s’entrouvre sans que l'alcool joue le rôle du groum. Il ne s’agit pas de trouver un remède pour fermer cette porte, le remède deviendrait vite poison, mais de trouver des moyens pour la maintenir entrouverte. Il ne s’agit pas de remplacer l’alcool par des techniques scientifiques ou par des psys qui laissent croire qu’il n’y a rien derrière la porte mais de se demander ce qui nous permettra de maintenir le désir d’exploration de ce qui se cache derrière cette porte.
L’alcoolique n’est pas coupable d’avoir ouvert cette porte, il n’est pécheur ni devant l’Eternel ni devant les siens. Il n’a pas commis d’acte répréhensible. Il a subi son destin et rencontré les grandes interrogations de la vie. Pour en revenir à la gare, on pourrait dire qu’il a rencontré le grand tableau des destinations. Il ne lui reste plus qu’à assumer son destin afin de choisir la destination à prendre.
L’art et la foi.
Nous avons vus que s’alcooliser c’est entrouvrir une porte sur le sens et le pourquoi de la vie. Si cette porte peut-être refermée le champ qu’elle a laissé entrevoir ne peut pas ne pas être exploré. C'est la fin de l'espérance. Il y a risque de s’enfermer dans la dépendance jusqu’à la mort. Il nous a semblé que les deux portes possibles permettant cette exploration sont l’Art et la foi. Quant au champ à explorer, sachons qu’il ne le sera jamais. Il faudra se contenter de l’entrevoir. Si un reproche peut être fait aux religions, c’est bien celui de nous avoir fait croire que cet ailleurs est comme ceci ou comme cela. C’est ainsi par exemple que l’on a inventé l’enfer, le purgatoire le séjour des morts et j’en passe. Mais la porte entrouverte est indispensable au risque d’étouffer. Elle est aération de la vie. Si la porte entrouverte par l'alcool est devenue dangereuse, alors choisissons d’autres moyens. Je vous propose de se pencher sur ces deux portes que sont l’art et la foi.
L’art.
L’art est cette chose qui nous en dit plus que ce qu’il présente. Regardez un tableau. Certes il représente un paysage, des objets, un personnage. Mais il se dégage autre chose que ce qui se voit. C’est la raison pour laquelle certaines peintures ont un très grand succès ce qui fait monter les prix ! Prenez un morceau de musique. C’est un ensemble de note mais nous entendons bien plus que le bruit qu’elles peuvent faire. Le poète nous en dit bien plus que ce qu’exprime les mots qu’il couche sur papier. L’œuvre d’art nous dit ce que rien d’autre ne peut nous dire. Elle touche ce qu’il y a de plus profond et de plus intime en chacun de nous. L’artiste nous fait signe en direction d’un lieu situé au-delà du mur du langage. Dans son œuvre il y a une invisible présence et l’observateur y fait une mystérieuse rencontre. L’œuvre de l’artiste saisit, elle impose le silence, un silence religieux : l’art est mystique. Il n’y a pas de parole mais autre chose s’y fait entendre.
Prenons l’exemple de Mona Lisa, la Joconde. Elle parait avoir un secret pour séduire autant de gens, mais lequel ? La science s’affaire à le percer. Historiens, ingénieurs, psy sont mis à contribution. Les techniques les plus avant-gardistes aussi : scanner, rayon X. Elle est le centre d’une recherche tous azimuts. On mesure le tableau, on le radiographie, on fait des analyses de toutes sortes : peinture, matériau du support. On examine l’éclairage, les perspectives. On s’interroge sur l’identité de Mona Lisa : son âge, son sexe, sa taille, son origine, sa situation, est-elle enceinte ? De Qui ? Bref, la technique cherche mais ne trouve pas. L’artiste trouve sans chercher.
Devant ce tableau, il faut se taire. Recevoir le sourire énigmatique de Mona Lisa, sourire qui ne s’adresse qu’à celui qui la regarde. Ce n’est plus vous qui voyez, c’est elle qui vous regarde. Il faut faire silence et entendre ce qu’elle dit. Non seulement faire silence des bruits extérieurs mais dans sa pensée intérieure. Ras le bol des explications des bavardages, de la psychologisation du monde, de Dieu, de la dépendance…
Lorsque j’étais en situation j’ai pu expérimenter l’effet que pouvait produire un poème lu par exemple à l’ensemble des patients présents ce jour là ou encore l’intérêt qu’ils portaient à un texte de la mythologie ou un récit tiré de la bible. Apparemment ces textes n’avaient rien à voir avec l’alcoolisme mais ils faisaient du chemin dans la tête des curistes. Beaucoup au cours de la journée venaient me remercier et c’était souvent l’occasion d’un entretien qui comptait dans le déroulement de leur séjour.
Je vous propose aussi d'examiner le tableau de Vélasquez: "los borachos" ( les ivrognes). Nous y voyons la beauté des hommes lorsqu'ils sont fatigués, leur corps lourds et fragiles, leur arrogance en cache misère, un monde à part, le leur, celui de l'ivresse partagé et l'abattement qui suit. Ces hommes sont le symbole de l'humanité comme la balance est le symbole de la justice.. Au delà de leur alcoolisme, nous voyons la grandeur de l'homme non pas dans sa puissance mais dans sa faiblesse. Ils restent homme jusque dans leur déclin. Ils sont tout entiers dans leur corps et leur esprit est ailleurs. Ils nous parlent de l'humanité, du sens des valeurs et de la vie.
La croix Bleue est née parce que des hommes et des femmes ont porté sur ces ivrognes un regard qui leur a permis de discerner l'humanité qu'il y a fond de chaque être. Ils n'ont pas dit :"pauvre alcoolique sans esprit, au corps meurtri", ils ont dit: "voici l'homme". Et aujourd'hui encore c'est ce voici l'homme, voici la femme qui nous guide.
Quand au Dieu qui adoube l'un d'eux, c'est Bacchus, dieu du vin. Et si c'était Jésus, le Christ bénissant l'humanité qui est en chacun. C'est peut être aussi la remise d'insigne à la Croix Bleue!
La foi
La foi est souvent confondue avec la religion. Cette erreur porte un grave préjudice aux humains car voulant s’écarter de la religion et de l’Eglise qui la représente, ils écartent le questionnement sur l’existence. Ce questionnement Sheaspeare dans Hamlet le formule par la question bien connue : « To be or not to be » être ou ne pas être. Ce n’est pas une question sur l’identité (suis-je français ou pas, musulman ou chrétien, noir ou blanc…) mais une question ontologique autrement dit sur le fait d’être ou ne pas être. Et l’alcoolique nous rappelle qu’il veut être, être quelqu’un, ne pas se fondre dans la masse des inconnus, des ignorés et des anonymes. Etre, exister, voilà la revendication des humains.
La foi, c’est laisser libre cours à la curiosité qui interroge sur le « d’où je viens « et où je vais et avec moi d’où vient l’humanité et où va t-elle ? », qu’est-ce qu’exister, Dieu existe-t-il et si oui quelle est sa nature ? La Croix bleue, premier mouvement en France à se soucier - à la suite de plusieurs mouvements anglo-saxon- du mésusage de l’alcool dans notre société, a posé toutes ces questions comme point de départ de toute réflexion et de toute reconquête d’une liberté perdu. L’arrêt de l’alcool n’était pas une fin en soi mais un moyen pour accéder au pourquoi de la vie et de la mort. Ceci explique d’ailleurs qu’un grand nombre d’hommes et de femmes se soient reconnus dans ce mouvement alors qu’ils n’avaient aucune dépendance à l’alcool. Ils ne sont pas devenus des ayatollahs de l’abstinence allant jusqu’à interdire le vinaigre, les parfums et le vin de la communion eucharistique. Ils savaient que si le cœur des questions essentielles sur l’existence était atteint, la régulation de la consommation de l’alcool se ferait y compris lorsque l’abstinence de tout produit alcoolisé s’impose.
Pour atteindre ses objectifs la Croix Bleue a puisé dans ce qu’elle connaissait et qui était susceptible d’éveiller et de répondre aux questions vitales de l’existence. C’est ainsi que des textes tirés de la bible, de l’Ancien testament comme du Nouveau, étaient lus et commentés lors de réunion de groupe ou d’entretiens individuels. Leur fonction était de solliciter la pensée afin de la sortir de la prison dans laquelle elle s’était enfermée par peur d’elle-même ou des autres. Ils devaient briser sa servilité et la sortir de l’ornière de l'imitation et de la répétition. Ils utilisaient le symbolique –les images- pour que chacun puisse accéder librement et d’une manière simple au sens qui donnerait une nouvelle orientation. Des images fortes revenaient souvent comme « l’eau vive », « naître de nouveau » « la paille et la poutre » « le bon berger » « la résurrection ». Ces images bouleversaient puis remodelaient et transformaient ceux qui les méditaient. Un membre participant à ces rencontre me disait « on ne ressort jamais de ces réunions comme on y est entré ». Un autre confiait « je ne sais pas pourquoi mais c’est le message de la bible qui me fait le plus de bien ».
Au fil du temps ces textes n’ont plus été reçus comme ouvrant de nouveaux horizons mais comme des succédanés de rituels religieux protestants. Ses pratiques devenaient intolérables. Elles étaient vécues comme des conduites de prosélytisme avec tentatives de récupérations au profit des Eglises protestantes. Les catholiques ont alors créé leur mouvement avec la Croix d’OR devenu SOS santé, puis vie libre qui se voulait plus près du monde syndical et plus éloigné de l’Eglise catholique. Aujourd’hui le religieux n’est plus d’actualité dans les mouvements : plus de rituels, plus de lectures bibliques, plus de cantiques. Avec le religieux a disparu aussi la foi c’est à dire le questionnement sur le sens de l’existence, sur la vie, sur la mort, sur le pourquoi des choses. Les discours comme les pratiques restent collés au vécu de chaque jour à l’image de ce qui se passe dans les services d’alcoologies et autres cures ou postcures. La morale y est triomphante : « il faut arrêter de boire » et l’adaptation au modèle social prônée « entrez dans le rang ». Il n’y a plus rien pour rêver, imaginer, espérer. Il n’y a plus d’autres espaces que celui de la réalité quotidienne. Il faut arrêter de s’alcooliser pour s’incérer à la place que la société veut bien vous donner. Il faut se conditionner à l’abstinence. Redevenir normal, ce qui d’ailleurs est un mensonge puisque dans notre société le « normal » c’est celui qui peut consommer modérément de l’alcool.
La question se pose alors de savoir s’il est encore possible d’avoir une approche de l’alcoolisme qui ne soit pas purement technicienne et adaptatrice avec comme base les médicaments, les services hospitaliers et la psychologie. La Croix Bleue peut-elle redevenir ce qu’elle a voulu être à une époque ? L’histoire nous apprend que l’on ne revient pas en arrière. On ne reconstruit pas des machines qui ont plus de cent ans à l’identique sinon pour les musées. Mais la finalité poursuivie par la machine peut susciter de nouvelles créations, de nouvelles inventions mieux adaptées à la réalité du moment. On peut rêver d’un mouvement ou d’une nouvelle Croix Bleue ou l’art aurait toute sa place mais aussi tous ces textes de la mythologie. Je rappelle que les mythes ce sont ces texte tirés de la bible, du Coran, du monde grecs, égyptiens, bouddhiste, et de toutes les civilisations et qui nous raconte l’humain et ce qui se passe en lui. J’ai pu expérimenter par exemple l’intérêt de certains textes d’Homère (Ulysse) et voir combien ces textes parlaient à ceux qui les écoutaient. Ulysse s'attachant au mât du bateau pour ne pas se laisser entraîner par les sirènes ne laisse pas indifférent celui qui se sent attirer irrésistiblement par le produit de sa dépendance. Le décor de l’Eglise avec ses statues et autres objets du culte peuvent interpeller celui qui cherche. jusqu'à remodeler son psychique. Au-delà de toutes ces lectures, de tous ces objets, la foi dit ce que les yeux ne peuvent pas voir, ce que les oreilles ne peuvent pas percevoir, ce que la psychologie ne peut croire. Ceci dit la foi est une folie pour la science et la question de Dieu est incompréhensible pour le scientifique. Lui, il approuve Thomas, le disciple de Jésus, lorsqu’il déclare qu’il ne croit que ce qu’il voit et ce qu’il touche. L’être humain a besoin de croire plus loin, de penser un ailleurs. Il a besoin d’une fenêtre qui s’ouvre vers un autre monde, un autre paysage, un ailleurs. Ce besoin je l’appelle la Foi. C’est elle que la Croix bleue s’est attachée à mettre en lumière.
A travers la foi, elle a abordé la question de Dieu : existe t-il ou n’existe-t-il pas ? Y a-t-il quelque chose ou rien ? Elle ne l’a pas abordé sous l’angle religieux qui fait la promotion de Dieu et affirme son existence, elle l’a abordé afin de situer l’homme dans l’univers et de mesurer quels étaient ses besoins : besoin de présence, de désir, de tendresse. Je vous propose d’examiner cette triade avec vous dans notre prochaine séance.
Amitié, désir, amour
Qu’est-ce qui peut transformer l’être humain sinon sa relation aux autres ? Nous devons ce que nous sommes au types de relations que nous mettons en place avec notre entourage, objets, êtres et idées y compris. Trois mots grecs désignent cette relation philia, éros et agapè. Ces trois termes n’expriment pas une hiérarchie de degrés dans la relation. Chacun caractérise une qualité et une fonction bien particulière.
Philia
C’est Aristote 3OO ans avant Jésus-Christ qui utilise ce terme. On pourrait le traduire par amitié. Il signifie les relations sympas, la manière d’accueillir (avec le café les petits gâteaux par exemple), l échange des nouvelles concernant les uns et les autres. Dans la vie de chaque jour ce sont les bonnes relations avec les voisins, beaucoup d’attention à leur égard, rendre service sans rien attendre en retour. Cela peut aller jusqu’à la générosité si je prends du temps pour eux et si j’engage un peu de mon argent ne serait-ce qu’en partageant un repas avec eux.
Ce serait une erreur de penser que ce type de relation est sans valeur ou quelle reste superficielle et moins importante que des relations plus engagée. La philia a une fonction bien spécifique et lorsque dans un quartier ou un groupe, une personne pratique la philia, elle fait du bien à tout le monde, elle permet des changements et parfois il n’en faut pas davantage pour qu’une personne dépendante cesse de s’alcooliser. Ce type de relation se traduit habituellement par » ils sont (ou il est) tellement gentil ». La gentillesse oblige. On peut dire sans crainte qu’un peu plus d’amitié (de philia) et de bienveillance dans notre société changerait bien des choses, chacun se reconnaissant dans l’autre. L’amitié s’oppose à l’agressivité et au dénigrement, elle permet de ne pas transformer l’autre en ennemi mais de porter sur lui un regard neutre sans jugement de valeur. J’accepte l’autre tel qu’il est.
Eros
Ce terme d’Eros est employé par Platon autre philosophe grec qui lui-même était le maitre d’Aristote. L’éros se définit comme l’amour du beau. Il est le désir de vivre. Il s’oppose à la mort thanatos. Il pousse l’humain à investir le monde, à s’intéresser à tout. C’est un élan une sorte d’énergie en mouvement tournée vers les êtres et les choses de ce monde.
Une personne dépendante de l’alcool n’a souvent plus d’élan pour vivre. Elle a capitulé, elle ne s’intéresse à rien sinon à la bouteille. Elle s’attache à l’alcool et plus ou moins consciemment désire mourir. La première des choses à faire dans ce cas c’est de remettre en route le désir, créer cette tension qui pousse vers l’avant, attise à nouveau la curiosité et le mouvement vers les objets de ce monde et vers les autres. Eros nous fait prendre des risques, il est ardeur, il est chevaleresque. En espagnol pour dire aimer il y a deux mots : gustar pour leschoses (me gusta los pasteles) , j’aime les gâteaux et querer pour les personnes (me quiero la mujer) j’aime la femme. On peut traduire par « je veux la femme ». Il y a bien cette idée de mouvement et de possession.
Le mot éros a donné érotisme et l’objet érotisé c’est l’objet qui attire et vers lequel je suis attiré. Dans le corps humain, il y a des zones dites érogènes comme les seins par exemple. Ce sont les zones du plaisir réciproque. L’homme les désire et la femme aime qu’ils soient désirés. Ils poussent l’un vers l’autre. Ainsi le désir, je dirai « l’amour désir « est la base fondamentale de la relation vers l’autre. Quand il n’y a plus de désir, l’humain reste enfermé en lui-même: c’est la dépression. Il n’a plus goût à rien. Inversement le désir suscite le beau. Pour aller vers l’autre je me mets beau, propre. Là encore on sait combien la personne dépendante a perdu ce réflexe. Et combien elle se néglige. Même l’alcoolisme du conjoint enlaidit. J’ai pu remarquer combien les épouses d’alcooliques deviennent belles lorsque leur conjoint ne s’alcoolise plus et réciproquement lorsque c’est la femme qui boit.
Assimiler Eros à la sexualité est une grossière erreur. C’est une des raisons pour laquelle la pensée chrétienne l’a très injustement ignoré voire éliminé. Le désir est l’énergie indispensable qui anime l’humain. L’utilisation de cette énergie est un autre débat.
Agapè
Terme inventé par l’apôtre Paul tel qu’on le lit dans la bible. L’amour Agapè c’est l’amour de Dieu redistribué aux humains. Cet amour ne peut pas venir de l’homme de par sa volonté. Il lui est donné par Dieu. Jésus est celui qui a su pleinement manifesté cet amour. S’intéresser à Lui c’est se donner les moyens pour vivre cet amour. C’est apprendre à aime, vaincre sa peur afin d’aimer ceux que l’on n’aime pas, ses ennemis dit l’Evangile. L’amour transforme les gens : « les dragons ne sont que des princesses qui attendent d’être aimées ». (Rilke).Cette vision de l’amour a des côtés positifs et négatifs à la fois.
Du côté positif notons qu’aimer en Dieu c’est vivre dans la même maison que celui que j’aime. Celui-ci n'est pas chez lui et lui n’est pas chez moi, nous sommes chez l’Autre. Ainsi, il n’y a pas de rapport de supériorité de l’un sur l’autre. Si j’aide quelqu’un, je ne suis pas son sauveur et lui le sauvé car en dernier ressort, c’est Dieu qui sauve. Il n’y a donc pas à se targuer d’avoir fait ceci ou cela. Ce n’est pas comme en politique ! Il n’y a pas de rapport assistant / assisté. Tous les humains sont égaux, tout est déjà inscrit dans la création. Cette position qui consiste à « être en Dieu » est un facteur de paix et de sérénité. Je me sens déchargé de ce que je ne peux pas mener par moi-même. Je dépasse ce qui m’arrive. J’ai souvent entendu : « heureusement que Dieu ne m’abandonne pas, sinon je ne tiendrais pas le coup/». Je préfère : « dans cet Espace qu’est Dieu, il n’y a pas d’échec ».
L’aspect négatif n’est pas sans importance. Tout d’abord, l’amour agapè est devenu la tarte à la crème. Les chrétiens utilisent le terme pour désigner tout type de relations. L’amour est la solution à tout. On ne sait plus trop ce qu’est l’amour. Par ailleurs s’attacher sans discernement ce n’est pas aimer et il y a le risque de tomber dans le sentiment puis le fusionnel : l’autre et moi nous ne faisons qu’un. Un tel amour déresponsabilise entièrement que l’on attribue l’amour à Dieu ou au prochain qui vont agir à ma place, ce sont eux qui sont responsables de moi. Un tel amour entraine la pitié, la charité et l’assistanat. Il peut déculpabiliser mais à quel prix ! Or aimer, c’est dire « il est bon que tu sois toi-même. Prends-toi en charge. Intéresse-toi au monde qui t’entoure ». Le non attachement consiste à laisser les choses être.
Conclusion : comment établir une relation qui permette à mon interlocuteur de sortir de l’ornière dans laquelle il est tombé ? Comment l’aimer ? A travers les trois termes dont il a été question ci-dessus essayons de trouver notre manière à nous. Habituellement la psychologie s’intéresse au passé. L’anamnèse permet au patient de retrouver son vécu et ses réactions. Je vous ai proposé de partir de l’avenir et de l’angoisse qu’il suscite. Il m’a semblé que cette façon de faire était plus près de l’approche de la Croix Bleue voulue dès le départ,
approche qui récuse le « je bois à cause de … » et le remplace par « je bois pour… ». Autrement dit et en résumer, « je bois pour vivre ». Apprenons à vivre mais sans alcool !
Quelques notes:
NB (1er partie): Parce que l’ivresse ouvre une nouvelle porte sur la vie, de nombreux artistes et écrivains tels Baudelaire, Kerouac, Bukowski, marguerite Duras, tous noirs et flamboyants ont pu nous donner des œuvres étonnantes. Ceci dit, l’alcoolisme ne fait pas de l’humain un artiste. Encore faut-il l’être avent même de boire ; il ne suffit pas de se noyer dans l’alcool !
NB (2eme partie) : La philia amène la jouissance puisqu’elle est synonyme d’harmonie dans la relation avec les autres. C’est la bonne entente du village, du quartier, du groupe. Elle est porteuse de bonheur s’il n’y a pas d’obstacle à dépasser.
Dans l’Agapé, il y a cette idée que l’objet aimé a une valeur. Cette valeur peut-être positive ou négative puisque l’agape invite à aimer celui dont la valeur est perçu tout à fait négative. C’est la révolution apportée par l’Agapé.
NB: Différence entre amour et désir. Le désir ce suffit par lui même. Il n'a pas besoin de l'objet. Le plus souvent, il s'apaise quand il a l'objet. C'est par exemple le cas de la faim qu'apaise l'entrecôte tant désirée. Chez l'alcoolique une fois la bouteille consommée, il en faut une autre. L'alcool n'apaise plus ou si peu et pour un temps si court. Le désir est une dynamique qui se soutient par lui même.
L'amour ne s'éveille que lorsque l'objet lui apparaît et suscite son intérêt. Il ne s'éteint pas dans la possession de l'objet mais trouve là au contraire son déploiement authentique. Le sujet se complait dans la présence et la pensée de l' être aimé. Dans l'amour une valeur est attachée à l'objet qui est ainsi installé dans la sphère du permanent. C'est l'exemple des couples qui durent avec toujours le même partenaire. A la CB c'est la vie sans alcool.
Formation donnée à la rencontre Régionale CB du 29:30 septembre 2012
à Notre Dame de l'Hermitage à St Chamond par Serge SOULIE