L'alcoolisme reconnu comme maladie
Aujourd'hui, l’alcoolisme est reconnu quasi unanimement comme une maladie. Le corps médical, a été le premier à faire cette démarche ; l'OMS le dépeint comme « des troubles mentaux et du comportement liés à la consommation d'alcool » ; le public, adhère également à la notion de maladie tout en feignant d’ignorer la dangerosité des boissons alcoolisées. L’emploi du mot alcoolisme est le plus souvent évité au profit de termes plus précis comme œnolisme, éthylisme, exogénose, intoxication OH et plus généralement encore dépendance ou addiction. Ces termes veulent écarter toute idée de jugement attachée au mot alcoolique dans le langage courant. Les malades eux-mêmes n'aiment pas ce terme parce qu'ils ont du mal à se reconnaître comme tels. C'est ainsi que l'on est en droit de se demander si ce mot est évité pour ne pas les choquer et les contrarier à moins que ce soit par manque de courage ou par excès de précaution de la part des soignants. Evitons les mots qui fâchent!
1- Raisons amenant à faire de l'alcoolisme une maladie.
Au 19 ème siècle l’alcool était une boisson magique aux propriétés divines. Pour s’opposer à ses effets, les antialcooliques l’avaient désignée comme une boisson diabolique, autrement dit comme le mauvais objet. Ainsi, ceux qui s'adonnaient à un tel breuvage étaient considérés comme gagnés par le vice, ce qui leur valait d'être marginalisés et rejetés. Ils faisaient l'objet de condamnations à la fois religieuses, pénales et sociales. Du bon utilisateur rabelaisien du 16 ème siècle où l’ivresse était considérée comme un bonheur, on était passé au mauvais utilisateur modèle Zola, l’alcool étant la cause de bien des malheurs. Le concept de maladie permettait de sortir de la vision manichéenne de l’alcoolisme.
Cette nouvelle définition provoquait alors un nouvel intérêt pour le malade qui désormais, faisait l’objet de toute l’attention des soignants. La souffrance physique et morale leur devenait insupportable dans une société qui se veut aller de l'avant dans tous les domaines et tout particulièrement dans celui de la douleur. Le désordre social occasionné par la dépendance était mis en évidence à travers les violences conjugales, les mauvais traitements aux enfants et les accidents en tout genre. Le coût de l’abus d’alcool devint un enjeu économique qui ne pouvait rester sans réponse.
Enfin, les progrès scientifiques et l’apparition de nouveaux médicaments encourageaient les médecins à imaginer des soins efficaces. L'espéral avec les cures de dégoût, la piqûre chauffante et son injection de sulfate de magnésium et plus récemment l’aotal, portaient beaucoup d'espoir. Ils ont été largement utilisés. La mise sur le marché de psychotropes aux nouvelles molécules limitant considérablement les effets secondaires laissait espérer la mise en place d’un accompagnement au long cours venant tempérer les effets d’un sevrage difficile à mettre en place et à supporter. A cela s’ajoutait une demande importante des associations, pas toujours satisfaites des résultats obtenus auprès des malades alcooliques et en quête de nouveaux moyens pour venir à bout de la dépendance. Les médecins étaient sollicités et vilipendés s'ils ne répondaient pas.
Tout était en place pour que l’alcoolisme soit reconnu comme une maladie. La démarche s’effectuera dans les années 50-60. Le concept est maintenant acquis depuis une quarantaine d’années. L’alcoolisme est soigné au même titre que toutes les maladies. Des protocoles de soins ont été mis en place et validés par la conférence de consensus par exemple.
La médicalisation radicale de la dépendance à l’alcool a eu des aspects incontestablement positifs dans le traitement de cette pathologie et des pathologies associées. Elle a aussi appauvri l’analyse des mécanismes menant à la dépendance et stoppé les recherches d’autres méthodes du traitement d’une telle addiction. C’est ce que nous allons développer maintenant. Je demande toute votre attention car vous ne trouverez pas les arguments développés ici dans la littérature de la spécialité.
2- Aspects positifs de l'alcoolisme traité comme maladie
La notion de maladie a facilité la prise de conscience et l'acceptation d'une problématique chez le patient comme dans son entourage. On avait moins de honte pour reconnaître un abus chronique d’alcool. Entreprendre une démarche de soin devenait alors possible pour le malade soutenu par l’entourage familial comme professionnel. On a vu alors des enfants, des conjoints ou des employeurs accompagner leurs "malades alcooliques" dans des services de soins à l'hôpital ou dans des centres de cure ou de post cure. L'effet a été positif sur les soignants qui ont pu s'affranchir du sentiment de rejet qu'ils avaient à l'égard de la personne alcoolique, cette dernière devenant un malade comme les autres. Par ailleurs des méthodes purement techniques avec injection de produit chimique visant au sevrage comme la cure de dégoût, la piqûre chauffante ont été quasi abandonnées et ont fait place à l'écoute, à l'entretien psychologique et à l'accompagnement thérapeutique. Le malade n'est plus seul en face du médecin, il est inséré dans un réseau de soutien auquel participent soignants, travailleurs sociaux et suivant les circonstances des intervenants plus spécifiques comme des délégués de justice ou des chargés d'insertion professionnelle par exemple.
N'oublions pas aussi les aspects pratiques de cette reconnaissance de la dépendance en tant que maladie comme la prise en charge par la sécurité sociale des soins et des indemnités journalières, et par les caisses complémentaires du forfait journalier. Ou encore l'influence sur les lois du travail pour inciter la personne à se soigner tout en la protégeant par une réglementation.
3- Aspects négatifs de l'alcoolisme traité comme maladie
Il y a aussi des aspects gênants sinon négatifs dans cette définition de l'alcoolisme vu seulement comme une maladie.
a) auprès du malade lui-même.
Le premier de ces aspects facilement observable dans les lieux de soins, est l'installation de la personne dans son statut de malade. "Puisque je suis un malade, j'attends que l'on me soigne, mon état de santé est entre les mains des médecins, je n'y suis pour rien". Beaucoup de malades se flattent d'avoir un des meilleurs alcoologues de France et ils attendent de voir si le service dans lequel ils sont actuellement fera mieux que les services par lesquels ils sont passés et qui n'ont pas su les sortir d'affaire. Cette attitude s'ajoute à celle niant toute responsabilité dans le processus qui les a conduits à l'alcoolisation. C'est toujours la faute aux autres ou aux conditions de la vie. Il n'y a aucune prise en charge de leur situation. Ils attendent passivement sans pour autant définir l’objet de leur attente écrasés par le nihilisme de la dépendance. Inversement, toujours dans ce premier aspect nous mentionnerons la culpabilité que la notion de maladie fait peser sur certains patients. "Si je suis malade, c'est de ma faute. Je suis un faible et un lâche. Je n'ai pas su dire non. Tout ne dépend que de moi. Je ne vaux pas grand chose." Il y a une sorte d'accablement venant anéantir toute tentative d'effort pour en sortir. La personne ne se sent pas à la hauteur. Certes, on peut penser qu'il y a là une mise en scène pour laquelle les alcooliques sont très doués, mais il est incontestable qu'un sentiment de dévalorisation, souvent bien antérieur à l'alcoolisation peut-être ravivé. Ce sentiment est démobilisateur pour la prise en charge de la dépendance par le patient lui-même.
Enfin, définir la dépendance à l’alcool comme une maladie uniquement, n’est-ce pas priver le médecin d’un espace de liberté qui d’une part, plus ou moins consciemment, parfois sous la pression de la demande, se sentira obligé de prescrire des médicaments au patient, entretenant ainsi indirectement auprès de lui, l’illusion qu’ils sont la réponse à son addiction et dévalorisant du même coup, la véracité de sa parole , perçue comme secondaire par rapport au médicament prescrit. D’autre part n’est-ce pas placer la démarche médicale sous la contrainte de certains protocoles qui ne se justifient plus dans le cas de l’alcoolisme mais coûtant inutilement chers et dans le pire des cas rendant impossibles des démarches mieux adaptées mais contraires aux strictes définitions de la maladie.
b) auprès de la collectivité.
Le deuxième aspect concernant le malade touche à la culture et à la société. Dire à un homme ou une femme qu'il est un malade ne remet pas en cause la part de responsabilité que la société et la culture environnante ont à l'égard de tout processus d'alcoolisation. Une telle désignation isole la personne, fait peser sur elle toute la responsabilité comme nous venons de le voir. Envisager l'humain hors du contexte dans lequel il vit est- ce bien raisonnable? Nous savons bien que nous sommes le produit de notre environnement même s'il y a des exceptions. Les enfants d'ouvriers deviennent ouvriers ou employés, les enfants de cadres deviennent des cadres. Pour sortir de son déterminisme et dépasser sa situation, l’humain a besoin d’analyser et de mieux connaître l’environnement dans lequel il est advenu. C'est le cas ici. L’analyse de la situation qui a amené à l’alcoolisation sera déterminante, non seulement pour devenir abstinent mais pour consolider l’engagement dans une vie sans alcool. Nombreuses sont les personnes qui rompent avec l’alcool quelque temps, peu mènent cette abstinence jusqu'au bout en faisant un mode de vie peu susceptible d’être remis en question. Autrement dit, il ne s'agit pas seulement d'agir sur le corps en se privant d'alcool, mais de changer le rapport à l'alcool de l’être tout entier. Or ce rapport a été défini au départ par la société dans laquelle chacun évolue. Il ne changera pas si ce qui le constitue reste inconnu.
Enfin les intérêts économiques sont souvent passés devant l’intérêt des soins aux personnes alcooliques. C’est ainsi que se sont parfois créés des services d’alcoologies répondant en tout premier lieu à des nécessités économiques locales avec des équipes soignantes dont les compétences en alcoologies n’étaient pas acquises. S’orienter vers le traitement de l’alcoolisme était d’abord un créneau porteur pour l’avenir de l’établissement quand le traitement de la tuberculose ou du SIDA ne l’était plus. Créer de la valeur ajoutée en mettant en place des protocoles généraux appliqués à la dépendance à l’alcool, c’est renchérir considérablement les coûts des soins à la personne alcoolique.
Des raisons pour s'alcooliser de manière abusive (occasionnellement ou régulièrement).
Afin d’élargir le champ d’intervention dans le traitement de l’alcoolisme devenu problématique individuelle ou collective, essayons de décrypter les raisons qui conduisent à un tel abus de l’alcool dans les sociétés occidentales en particulier tout en nous attachant aux raisons se présentant comme des invariants à toutes les cultures.
La La première de ces raisons, nous la tirons de l’analyse qu’Alexis de Tocqueville fait dans son livre « de la démocratie en Amérique ». L’auteur y compare la société aristocratique basée sur le commandement des uns et l’obéissance des autres et la société démocratique basée sur la notion d’égalité et de semblable. Dans la première les humains « sont le plus souvent liés d’une manière étroite à quelque chose qui est placé en dehors d’eux, et ils sont souvent disposés à s’oublier eux-mêmes », dans la deuxième, (la société démocratique), c’est l’individualisme qui triomphe, « le dévouement envers les autres devient plus rare : le lien des affections humaines s’étend et se desserre. La démocratie ramène chaque homme sans cesse vers lui seul et menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur ». Nous ajouterons qu’avec les nouveaux moyens de communication cet individualisme et ce repli sur soi s’est accru dans la mesure où chacun, sans lien avec les autres, peut recevoir toutes les informations et tout ce dont il a besoin. Comprenez qu’il n’est pas question pour nous de critiquer ici la démocratie et nous serons toujours du côté de ceux qui veulent l’améliorer, la corriger en s’appuyant sur la démocratie elle-même, mais nous prenons acte de la solitude qu’elle engendre, solitude faisant le lit d’un mésusage de l’alcool. Si les conditions de travail et de la vie exagérément dures et mobilisant toutes les énergies de l’homme ont contribué à l’alcoolisation des individus, aujourd’hui nous pouvons constater que la solitude due à la rupture du lien d’avec les autres (y compris souvent sa famille) fait largement la place à un produit qui permet de rêver peut-être et d’oublier sûrement.
La deuxième raison nous oriente vers l’œuvre de Freud. Selon lui l’être humain est un champ de bataille partagé entre deux pulsions, la libido, pulsion sexuelle, et la pulsion de mort. Ces deux pulsions, tantôt s’opposent comme la vie s’oppose à la mort, l’amour à la haine, tantôt pactisent et composent. Lorsque la pulsion de vie domine, l’humain cherche le bonheur et la vie. Aristote dans son éthique part du principe que tous les humains veulent être heureux. C’est sans compter sur la pulsion de mort qui tire en sens inverse, vers le malheur, vers la souffrance vers la mort. La sagesse populaire le dit parfois : « il fait tout pour son malheur ». Malheureusement ni les pouvoirs publics ni les associations privées n’osent mettre en garde les individus contre la pulsion de mort. Et cependant elle est au départ des suicides et du malheur, plus simplement encore, des échecs de toute prévention du sida, du tabac, de la drogue, de l’alcool. « Il faut bien mourir de quelque chose !». Combien d’alcooliques sortis d’affaire vous diront que tout compte fait ils voulaient en finir avec la vie. Non, tous les hommes ne veulent pas vivre heureux ! Comment renverser ce vouloir ? C’est toute la question du désir qui est posée, ce désir qui crie encore et encore, ce désir qui n’est jamais tout à fait satisfait. Ce désir reste la spécificité de l’homme, la marque de l’humanité. Beaumarchais avait déjà noté que ce qui distingue les hommes des bêtes c’est que les hommes boivent sans soif et font l’amour en tout temps. Pas les bêtes. Elles ne sont pas marquées du sceau du désir, seulement de celui de l’instinct, ici celui de la reproduction de l’espèce. Ce désir nous ne voulons pas qu’il soit seulement refoulé ou qu’il continue à crier encore et encore pour se noyer et disparaître dans les eaux (ou l’alcool) où il voulait se désaltérer. Nous ne voulons pas qu’il nous entraine dans des chemins de traverses. Nous voulons qu’il soit sublimé : dans l’activité quotidienne, mais aussi dans l’art, la culture, la spiritualité… Ici, notre pays à beaucoup de progrès à faire car ces domaines restent l’apanage de quelques privilégiés, les autres ont droit à une télé abrutissante, à des manifestions sportives aliénantes et des drogues –parmi lesquelles l’alcool –qui font oublier la réalité ou la travestissent.
En troisième remarque nous noterons que L’alcool est un médiateur social. Il permet et facilite les échanges. C’est autour d’un verre que l’on se retrouve sans pour autant avoir à formuler explicitement les raisons de la rencontre. Celle-ci se présente comme anodine y compris lorsque la problématique abordée devient sérieuse. L’appréhension est maitrisée et les tensions à venir contenues. L’échange est facilité par l’absorption de la boisson alcoolisée. Le geste de porter le verre à la bouche est important, il renvoie à tout l’affectif premier de la vie, quant au produit, il a aussi ses effets par son goût et les sensations qu’il procure. Il est un lubrifiant, il permet que la parole glisse y compris lorsqu’elle est dure à entendre.
L’alcool sert aussi de monnaie d’échange. On ne paye pas un service rendu, on offre un verre, un verre valorisé par sa teneur en alcool, boisson en quelque sorte sacrée –je vais y revenir- donc non critiquable. Une somme d’argent prête toujours à jugement du style « il est généreux » ou au contraire « quel radin ! ». Le troc service/alcool ne clôt jamais tout à fait l’échange qui se continue au même titre que le besoin de boire.
Enfin, toujours dans ce rôle de médiateur, l’alcool se substitue aux sentiments. Il est signe d’amitié sans que l’émotion due au sentiment soit exprimée. C’est moins risqué. Pas besoin de se dire ou de montrer son ressenti. Le verre dit à la fois tout et rien ; il laisse l’interlocuteur libre de son interprétation. Autre avantage : il facilite la réunion de groupe évitant ainsi le face à face. A plusieurs, la discussion se dilue, il y a moins de risque de cristallisation et la confrontation peut-être évitée.
Résumons en disant que les ivresses créent du lien entre les hommes à l’instar des saturnales des romains de l’antiquité où ce n’étaient plus les esclaves qui servaient le maître mais le maître qui servait les esclaves. Elles anéantissent toutes les barrières sociales et provoquent un oubli de soi.
A l’inverse, il y a les ivresses qui isolent, qui permettent d’éviter la rencontre avec l’autre et favorisent les activités solitaires jusqu’à danser sans partenaire au son de la techno, faire de la gym sur une console Wii. La personne a le sentiment qu’elle est le maître absolu de son existence et qu’elle a atteint le summum de la liberté. La préférence des consommations de cocaïne et d’amphétamines chez les jeunes ou le désintérêt du vin au profit des alcools forts s’inscrivent dans cette dynamique de recherche de liberté, de toute puissance et d’échappées vers des paradis artificiels.
Nous emprunterons la dernière raison à un sociologue philosophe, Roger Bastide. Cet auteur dans un livre « le sacré sauvage » nous montre comment le sacré dont tous les humains ont besoin a quitté les lieux où il était institué à savoir l’Eglise et tout ce qui tourne autour pour apparaître sous d’autres formes dans la société profane. Le sacré structurait notre société avec ses rites religieux à l’intérieur comme à l’extérieur de l’église, il y avait les processions les pèlerinages, les signes de croix, les fêtes religieuses (baptême, communion, mariage), tout cela disparaît petit à petit et un nouveau sacré, s’organise autour de la prise d’alcool dans notre société. Il y a des rites (choix des bouteilles, horaires de consommations (apéro), il y a des pèlerinages (route des vins), il y a des sociétés secrètes (caveaux), il y a des saints (saint émilion…). On retrouve toute la panoplie du sacré religieux. On pourrait faire la même comparaison avec le sport. Ce sacré a un avantage sur le sacré religieux : il est adapté à chaque situation, à chaque groupe, à chaque région comme les lares ou les pénates du temps des romains, chaque famille avait ses dieux. Le sacré structure le temps, il structure l’espace, il nourrit les discussions… bref il devient indispensable au bon fonctionnement de la société.
Nous vous disions en introduction que pour arracher l'alcool à la représentation de boisson magique donnée par le divin, les militants des ligues antialcooliques avaient dû la diaboliser et en faire le « mauvais objet » pour reprendre une expression empruntée à la psychologie. On l'arrachait ainsi à la sphère du sacré, cette sphère dont les humains semblent avoir besoin. Aujourd'hui, nous sommes à nouveau entrés dans un système de sacralisation. Autrement dit l'alcool est un produit que l'on ne peut ni critiquer ni toucher. Il est sacré. Ecoutons ce qui se dit autour de nous, quelque soit le milieu: « on peut boire sans problème avec modération, il faut savoir se faire plaisir, l’alcool fait partie de notre culture, ceux qui ont du goût savent que l’alcool est bon, qu’il peut accompagner de bons plats, l’alcool fait du bien, il fait marcher l’économie, seuls les sots dépassent les doses, une ivresse n’est pas mortelle.»
Toute la difficulté vient de ce que ces expressions sont vraies et irréfutables. Les contester serait tomber dans une vision manichéenne selon laquelle l’alcool serait bon ou mauvais, diabolique ou divin. Ne revenons pas au 18 ème siècle. Le danger est qu’elles font de ce produit une boisson sacrée et intouchable. C’est ainsi que l’alcool se cache et se protège derrières ses propres effets. Les comportements dont il est responsable sont dénoncés et lui, en grand maître est ignoré tout en étant mentionné - à l’exception des accidents de la route. Certes l’alcool est reconnu comme favorisant le passage à l’acte mais il reste dans tout les cas un adjuvant, jamais la cause principale. Violence, inceste, viols, crimes seraient alors des comportements volontaires inscrits au plus profond de leurs auteurs comme si ces bas instincts n’étaient pas universels à la nature humaine mais ne pouvant dans la plupart du temps se manifester qu’en des circonstances exceptionnelles comme l’absorption de produits psychotropes. Certains font valoir que tous les alcooliques ne violent pas et ne tuent pas. C’est évident et c’est heureux ! Ajoutons toutefois qu’avec l’alcoolisation ce risque augmente considérablement sans oublier pour être complet les désordres moins spectaculaires mais bien réels comme les accidents du travail, les factures impayées, l’éducation des enfants négligée…
L'alcool est un intouchable. Il pétrit notre culture. Il en est le ciment. Il en rassemble tous les éléments en une unité. L'alcool fait UN. Il est tout, partout. On ne peut pas s'en dépêtrer. Il colle à la vie. Il est devenu un fléau pour la société.
Se pose la question : comment en sortir?
Sortir de l'alcoolisme
Nous disons bien sortir de l'alcoolisme et pas seulement de la dépendance. Celle-ci concerne les 5 millions de personnes reconnues comme ne pouvant plus se passer d'alcool et traitées par médicament, en ambulatoire ou par hospitalisation. L'alcoolisme fait référence à l'usage de l'alcool, par l'ensemble des individus et par la place qu’il tient dans la société.
Vous trouverez des gens compétents ainsi que des conseils pertinents pour vous indiquer les méthodes actuellement en vigueur pour sortir de la dépendance. Souligner au passage les efforts, ces dernières années, du corps médical pour mettre au point une démarche de soins sérieuse. Ce sérieux rejoint le souci des associations dont la préoccupation essentielle est bien l'abstinence du malade alcoolique.
Ceci dit, reconnaissons que si de nombreux dépendants à l’alcool s'essaient à l’abstinence, peu la tienne très longtemps de manière durable. Ceci montre bien qu’une vie sans alcool est pour eux une privation, la non consommation du produit n’est rendu possible que parce que celui-ci reste un interdit. Pour l’alcoolique, le retour à la normale serait de reprendre des boissons alcoolisées. Boire de l'alcool est bien une norme. C'est entrer à nouveau dans la culture dont on avait dû momentanément sortir. Etre abstinent est aussi insupportable que de s'alcooliser trop fortement et de se retrouver marginalisé. Dans les deux cas, c’est vivre hors norme. On comprend alors que le temps de l’abstinence soit la plupart du temps limité dans le temps. Le problème reste, les soins se succèdent. Les médecins ne parlent pas de guérison mais de stabilisation d'une situation, la reprise de la consommation pouvant redevenir nécessaire pour le patient qui ne supporte plus d’être mis à l’écart du mode de vie commun à tous.
Pour ce qui est du mésusage de l'alcool qui touche plus du quart de la population, il est pour le moins ignoré sinon caché. Comme nous l'avons dit, on ne touche pas au sacré, on ne détruit pas un modus vivendi. C'est ainsi que la prise de l'alcool est devenue un fléau. Que d'accidents, que de crimes ou délits, que de misères humaines (divorces, , suicides, impayés, pertes d'emploi, viol, violence) seraient évitées sans cette consommation excessive d'alcool.
Nous explorerons quatre pistes susceptibles de nous indiquer des voies à poursuivre pour sortir de la dépendance de manière durable ou pour ne pas se laisser prendre par les abus de l’alcool.
1) Travailler sur la notion de norme. Pourquoi " prendre des produit alcoolisés" est –il devenu une norme? Le terme d'apéro est synonyme d'alcool parfois même de pastis. On ne reçoit pas des amis sans leur en offrir. Les produits alcoolisés sont perçus comme des signes exclusifs d'amitié et de convivialité. On se sert d'eux pour créer des liens. Dans ce cas, comment traverser les évènements de la vie sans consommer de l’alcool ? Ce serait pourtant un signe fort témoignant qu'il est possible de vivre autrement et de ne pas faire du "non alcool" une spécialité réservées aux personnes dépendantes. Nous pouvons tous apprendre à déguster un bon plat sans forcément y associer un vin. Faut-il vraiment un blanc pour déguster une choucroute? Un rouge pour apprécier un fromage? Qui a décrété que de telles associations sont le summum du goût ? Il serait plus juste de dire que l'on se retrouve alors avec des saveurs différentes, aucune ne pouvant prétendre à l'universalité que ce soit avec ou sans alcool.
Il en va pareillement de la fête. Oui, l'alcool crée une certaine euphorie, détache pour un moment de la réalité et procure de l'agréable. Est-ce condamnable ? Non. Sachons seulement que cet agréable là n’est pas le seul possible. Il y en a d’autres, différents mais tout aussi intéressants. Fumer un joint procure aussi du plaisir, des sensations heureuses. Faut-il fumer un joint pour autant? Oui si on fait ce choix là mais restons lucides et intelligents, d'autres choix sont possibles. Allons plus loin encore : il n’est pas possible de ne pas faire des choix. Pour plagier Sartre, nous dirons que nous sommes condamnés à faire des choix. L’ennui est que l'humain n’en est pas conscient, il ne se pose pas la question. Si on l’interroge, il pense avoir choisi, alors qu’il n’a fait que se conformer à une norme héritée de la tradition qui se perpétue en s'adaptant. Comment retrouver sa liberté de choix ? Voilà l'enjeu.
2) Sortir de l’idée que sans l'alcool il n'y a plus de culture française. Nous rejoignons ici la question de la norme. Qu'est-ce que la culture? La culture, c'est ce qu'il y a de meilleur nous dit Anna Arendt. C'est ce qui tire vers le haut, qui élève au dessus de nos habitudes parce que rare, différent et porteur d'avenir. Elle est un projet. Où sont la nouveauté et l’originalité lorsqu'on prend du pastis ou du whisky à l’apéro, du vin à table ? La culture nous amène à choisir nos amis, nos comportements, nos pensées. Elle est souvent confondue avec les us et les coutumes ce qui, au nom de la tradition et de l’habitude, permet de justifier des comportements néfastes pour l'être humain et pour la collectivité tout entière.
3) Opposer des résistances claires, fortes et bien définies à la pression invitant chaque individu à consommer de l'alcool. Rejeter les sollicitations, souvent perverses, et dont le but inavoué est bien la prise de boissons alcoolisées. Il ne s'agit pas d'une résistance par rapport à soi même, à nos propres tentations, mais d'une résistance à un système social qui voudrait nous encadrer et nous imposer des attitudes, des croyances et des gestes. Nous n'avons pas le choix: celui qui n'entre pas dans la résistance ne peut que devenir un collaborateur. C'est la définition de la rechute: une nouvelle collaboration avec l'alcool. Bien sûr cette résistance n'a pas besoin d'être toujours radicale comme c’est le cas pour la personne devenue dépendante, mais elle devra toujours être présente et ne pas oublier de se manifester au risque, un jour de tomber dans l'abus sans le vouloir et sans s'en apercevoir. Il faut savoir rester un rebelle. L'alcool est un envahisseur. Devant lui, on collabore ou on résiste. C'est la question de l’affirmation de soi qui conduit à l’autonomie et à la capacité de choisir.
4) Seules des paroles d’autorité et des positions souveraines peuvent libérer de l’alcool. Nous trouvons dans la littérature des récits et des mythes illustrant cette affirmation. Je me réfèrerai ici à un texte de l’Evangile de Marc (Marc 5 V.1à 10). Un homme qui avait sa demeure dans les sépulcres (dans une tombe. J'ai connu çà!) est possédé par un esprit impur. Personne ne peut le lier tant sa force est décuplée. Il brise chaines et fers en criant et se meurtrissant avec des pierres. Il accourt au devant de Jésus, se prosterne devant lui et lui tient tête lui criant :"qu'y a t-il entre Toi et moi?". En effet à cette époque le diable est considéré l’égal de Dieu. Les deux se combattent durement. Mais Jésus ne s’engage pas dans ce combat. Il reste calme et cherche à identifier le démon en lui demandant son nom. Celui-ci répond: " légion car nous sommes plusieurs". Jésus lui ordonne alors de sortir: "sors de cet homme" L’ordre est abrupt. Les démons n’insistent pas. A peine osent-ils demander l'autorisation d'aller se réfugier dans des pourceaux ce qui d'ailleurs leur sera fatal puisque ces derniers, possédés à leur tour, se précipitent du haut d’une falaise dans la mer. Démons et cochons sont noyés ce qui convient parfaitement à une société qui interdit le porc. Personne n’avait jusqu’ici parlé aux démons avec autant d'autorité. Ils sont confrontés à une parole précise et irréfutable.
Avec le démon de l'alcoolisme, il faut cesser de tergiverser et de faire des compromis. La parole qui le repousse se doit d’être sûre, claire et ferme. Hors d’une telle attitude le doute s’installe dans l’esprit de ceux qui se laissent animer par l’alcool et des espaces se libèrent pour tous ceux qui ont intérêt à ce que le plus de gens en consomment. De surcroit ; non seulement la parole libère mais elle provoque un rassemblement comme dans ce récit où le possédé se joint à Jésus. Un groupe qui dit non représente un danger inadmissible pour tous les ambassadeurs de l’alcool.
Pour qu’une parole fasse autorité face à la problématique de l’alcoolisme, deux conditions sont à remplir :
La consommation d’alcool doit être prise en compte prioritairement. . Certes, il peut y avoir des pathologies associées comme la dépression. Elles ne pourront être appréciées et éventuellement traitées qu’après l’arrêt de toute prise du produit. La clinique a montré que sept personnes sur dix se disant dépressives cessent d’éprouver un tel sentiment quelques semaines après l’arrêt de la consommation. Le discours adressé aux personnes dépendantes laisse trop souvent entendre que la consommation d’alcool est un facteur parmi d’autre dans les causes de la dégradation de la situation du malade. L’abus d’alcool doit être énoncé prioritairement et à l’exclusion de toute autre cause dans un premier temps. Il en est de même vis-à-vis du fonctionnement de la société. Répéter qu’il s’agit de boire modérément brouille la parole utile à l’éradication du fléau.
Une distance doit être observée entre le malade et l’intervenant qu’il soit soignant ou associatif. Comme dans le récit de l’homme possédé, deux pouvoirs s’affrontent : celui de l’alcool qui agit de l’intérieur de la personne à travers son besoin compulsif d’alcool et celui de la parole de l’intervenant qui est extérieure. C’est de cette extériorité qu’elle tient l’autorité. On peut étendre ce face à face à l’ensemble des pratiques sociales liées à l’alcool. Pour se faire entendre il faut savoir quitter l’espace commun pour s’élever sur une estrade.
Conclusion
En faisant de l’alcoolisme ,une maladie ,le corps médical a su se mobiliser pour traiter la dépendance à l’alcool. Cette approche a permis à de nombreux malades d’entrer dans le circuit des soins.
Il reste maintenant à poursuivre l’accompagnement de la personne sevrée afin qu’elle accède à la liberté pleine et entière face au produit auquel elle s’est aliénée. Cet accompagnement ne peut se faire sans une remise en cause des mécanismes sociétaux conduisant les uns à la dépendance chronique et les autres à un abus occasionnel pouvant s’avérer dangereux.
Cette remise en cause, au-delà même du comportement de dépendance, permettra de lutter plus généralement contre les pratiques liées à la consommation d’alcool. Elle pourra déboucher sur la découverte qu’il est tout à fait possible de vivre sans faire appel aux boissons alcoolisées. Prendre de l’alcool ou simplement en offrir deviendra alors un choix et non un réflexe. Les « anciens buveurs » seront moins sollicités et moins isolés, parce qu’ils pourront se joindre à ceux qui auront choisi de vivre autrement, sans ce produit. A cette condition, ils pourront se dire guéris, le mot devenant ici synonyme de libres. Jusqu’ici ce n’est pas seulement l’alcool qui leur avait confisqué la liberté mais les attitudes et les coutumes du corps social faisant bloc autour des représentations de l’alcool.
Notre démarche rend caducs les mots tels que abstinence, stabilisation, maladie et son corolaire guérison qui s’effacent devant des termes comme liberté, choix différent et vivre autrement. C’est ainsi que ceux qui ne consomment pas d’alcool ne sont ni des malades ni des convalescents ni des exceptions, quel que soit leur passé. Ils sont comme tout le monde, chacun faisant valoir ses différences dans le domaine qui est le sien.
Serge Soulié.