A l’école primaire nos étions huit élèves dans une classe unique. Nous étions deux dans le cours que je suivais. Trimestre après trimestre, j’étais toujours second au classement. Pour ma grand-mère j’étais le dernier. Contrariée elle s’écriait : « nous ne ferons de toi ni un médecin ni un avocat ». Ces deux professions étaient pour elle le fleuron de tous les métiers. D’abord parce qu’ils gagnaient bien leur vie au regard du niveau de vie des petits paysans dont elle était, ensuite parce qu’elle avait eu souvent recours au médecin pour son mari atteint d’une maladie chronique qui l’avait emporté bien trop jeune comme elle se plaisait à le dire ; enfin pour une affaire de famille très grave. Elle bénissait l’avocat qui selon elle les avait bien défendus. Que ferions-nous, se plaisait- elle à répéter si nous n’avions pas de médecins et d’avocats ? A quoi sa bru, ma mère, répondait par l’expression bien connue dans le milieu paysan : « Si les paysans n’étaient pas des sots, les avocats porteraient des sabots ». La formule avait le mérite d’entretenir le conflit entre la belle- mère et la belle -fille !
Aujourd’hui je me demande si ces paroles de ma grand-mère ne m’avaient pas conduit, d’une part, à commencer des études de médecine pour la faire mentir, puis à les abandonner dès la première année pour donner raison à ces prédictions devenues des oracles. Quoiqu’il en soit, je constate aujourd’hui que sur nos quatre enfants, un est médecin, l’autre avocat. Les deux autres ont fait des études tout aussi brillantes. Mais pourquoi ce choix de médecin et d’avocat dont je n’étais pas capable selon ma grand-mère ? J’ai parfois pensé qu’à travers eux je m’étais inconsciemment vengé d’elle. Est-ce toutefois possible puisque par ailleurs j’adorais cette vielle dame, la mère de mon père qui, dirait-on aujourd’hui, était ma nounou ? Que d’agréables souvenirs me viennent à l’esprit lorsque je pense à ce temps passé avec elle alors qu’elle vaquait, moi accroché à ses jupons, aux besoins de la ferme comme donner à manger aux poules, aux cochons, aux lapins , lever les œufs, cueillir au jardin les légumes du repas à venir, garder le troupeau de moutons et tant de petites choses comme laver le linge, la vaisselle, préparer les repas…
Plus sérieusement, je pense que ces mots avocats, médecins et sans doute bien d’autres, cheminent en dansant dans la famille jusqu’au moment où ils ont besoin de s’incarner. Ce sont des signifiants qui le moment voulu cherchent à se poser, à prendre corps, à retrouver une signification. Ces deux mots avaient un sens très fort pour ma grand- mère mais aussi pour toutes les générations suivantes. Ils revivaient, sans que nous en soyons conscients, toutes les fois qu’il fallait consulter un médecin où que nous étions confrontés à une injustice. Ces deux mots, nos enfants ne les ont pas saisis, ils sont venus se poser sur eux. Ils ont éclos. Il en va de même pour nos deux autres enfants. Des mots se sont aussi posés sur eux. Ils ont ainsi pu faire leur choix de vie à partir de ces mots. Il en va ainsi pour chaque humain. Seul change le chemin que poursuit ce mot et la direction que lui donne celui qui l’a reçu pour donner une vie heureuse ou compliquée. Personne n’est tout à fait libre de ses choix mais il peut les exploiter de manière différente.