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22 mai 2020 5 22 /05 /mai /2020 21:51

 

            Nous nous apprêtions à passer Noël dans cette ville de la vallée du Rhône qui nous avait accueillis depuis deux ans lorsque la responsable et préparatrice des repas de midi pour SDF nous invita chez elle pour, dit-elle, que nous dégustions les cardons. C’est un excellent légume se plaisait-elle à répéter. A voir son embonpoint nous ne pouvions pas douter de ses qualités de dégustatrice de bonnes choses. Ne connaissant pas ce légume mon épouse voulu préparer pour toute la famille un plat de cardons. C’était un prélude à l’invitation. Ce fut un échec. Les cardons n’étaient pas bons. Il est vrai qu’il y a trente ans  Marmiton n’existait pas encore et internet n’était pas très démocratisé. Connaissant à la fois les talents de cuisinière de mon épouse et son aisance à se servir d’internet elle ne raterait pas aujourd’hui un plat de légumes aussi inconnu d’elle soit-il.

            Le jour J arriva. Les cardons  étaient délicieux. Les enfants, généralement assez peu gourmands des légumes, en redemandèrent. Notre hôte en était heureuse. Elle regretta  que ce plat régional ne soit  connu qu’en Savoie et dans la vallée du Rhône. Elle affirma avec force et conviction qu’il était impardonnable que ce légume ait sombré dans l’oubli. Le propos me parut naïf, presque mesquin, sans que celui-ci n’enlève à cette dame sa juste passion pour la cuisine et sa détermination à donner du plaisir et de la joie à ceux qu’elle accueillait. Il n’en fallait pas avantage pour marquer leur mémoire. La mienne avait retenu la qualité de ce repas ainsi que deux mots rarement associés : impardonnable et oubli. En effet la question du pardon me préoccupait au vu de son utilisation faite par les chrétiens pour qui il faut pardonner, toujours pardonner. Mais qu’est-ce que le pardon ?

            L’expérience m’avait appris que le pardon sensé répondre à l’offense n’effaçait pas systématiquement la blessure. Autrement dit la pensée peut pardonner avec des mots alors que le cœur,  nous dirons la chair pour utiliser un mot de la bible, souffre encore et toujours. Le sentiment l’emporte sur la pensée. Ceci se traduit souvent par la formule : « je lui pardonne mais… ». Ce « mais » traduit l’impossibilité du pardon. Le mot n’est plus qu’un « cache douleur ». Dans ce cas le  pardon n’améliore en rien la relation à l’autre.

            La clinique m’a aussi appris combien il est difficile parfois de se pardonner soit même. Le temps vient où l’offenseur reconnaît son erreur. Trop tard selon lui, c’est irréparable. Dans les années soixante-dix, des parents se sont fâchés avec un de leurs enfants parce qu’il était ouvertement homosexuel. Réconciliation impossible. Au moment de mourir ces regrets étaient douloureux.  Difficile aussi de se pardonner après un avortement pour ces femmes qui s’étaient laissées convaincre par l’église qu’elles avaient commis un meurtre et désobéi à Dieu. C’est à cause de l’impossibilité de se pardonner que certains s’enferment dans la haine. Quant à dire « Dieu te pardonne » ne suffit pas pour trouver la paix.

            J’ai osé lors d’une intervention publique, avancer l’idée selon laquelle Jésus en demandant de pardonner soixante-dix-sept fois sept fois, maniait l’ironie et l’humour, une manière pour lui de ne pas répondre à la question. Le pardon serait alors une attitude permanente, une manière d’être et non une réaction à un évènement précis. Pour mes auditeurs, l’idée était irrecevable. Jésus ne rigole pas. La religion encore moins. Hélas ! L’attitude de notre hôtesse d’accueil pour qui « oublier est impardonnable » est plus favorable. L’oubli devient l’offense. Pardonner c’est ne pas oublier. Ne pas oublier la personne offensante mais aussi ne pas oublier la nature de l’offense. Freud a montré à travers le processus du refoulement que l’oubli était impossible.  L’analyse, elle, vise justement à travers les associations libres à faire émerger ce qui a été enfoui dans l’inconscient. Ce retour est nécessaire pour retrouver la liberté et éviter les névroses.

              Le 30 Août 1944 dans le journal Combat, Albert Camus notait qu’il ne devait y avoir ni oubli ni pardon pour les allemands qui avaient participé à la destruction méthodique des âmes et des corps. « Qui oserait parler ici de pardon ? … ce n’est pas la haine qui parlera demain, mais la justice  elle-même, fondée sur la mémoire » écrit-il. Que ce soit sur un plan politique ou individuel le pardon est beaucoup plus sérieux que de simples formules lancées à l’emporte-pièce sous prétexte que Dieu exige le pardon. Pardonner ce n‘est ni oublier ni effacer. C’est se souvenir et porter dans la pensée l’offensé et l’offenseur de manière à pouvoir agir auprès de l’un comme de l’autre si nécessaire et si c’est possible.

L’oubli rejoint ici la connaissance et le savoir. L’ignorance est un manquement. Il faut connaître afin d’associer le prochain à la possibilité de bien vivre. Le SDF qui est en danger parce qu’il dort dehors dans le froid,  rend coupable celui qui ignore cette situation et laisse faire. Le désintéressement du monde est une faute en soi invitant à demander pardon. Jésus ne se trompait pas en disant qu’il faut pardonner cinq cent trente-neuf fois. Il voulait dire que pardonner est une attitude permanente. C’est un état d’esprit. C’est chercher à connaître et à comprendre afin que la justice puisse s’exercer toutes les fois où c’est utile. Pardonner c’est faire passer la justice où elle doit passer. Les chrétiens sont en contradiction avec eux-mêmes lorsqu’ils affirment d’une part que le pardon est gratuit et d’autre part que Jésus a payé à notre place. Autrement dit le pardon n’était pas gratuit, un autre a pris en charge son coût. Si l’on maintien cette théorie, il faut lui laisser sa logique.

              Depuis, notre amie a rejoint le chemin de la terre.  Avant de partir, elle avait confié sa recette à mon épouse qui ne manque pas de talent pour cuisiner les cardons toujours aussi délicieux. L’ignorance nous en privait.  Nous n’oublierons pas.  

             

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Qui suis-je ?

     Titulaire d'une maitrise de théologie et d'un DESS de psychopathologie clinique, j'ai été amené à exercer plusieurs fonctions  et plus particulièrement la mise en place d'un centre socio- culturo- spirituel protestant puis la direction pendant 12 ans d'un centre de cure pour malades alcoliques. J'y ai découvert l'importance d'apprendre à écouter l'humain dans toutes les dimensions qui le constituent. Aujourd'hui, inscrit au rôle des pasteurs de l' Eglise Réformée de France, j'essaie de mettre des mots sur mes expériences et de conceptualiser mes découvertes.
serge soulie

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